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« Ouvrez la porte, ouvrez la porte, ils m'attendent! » délire l'enfant dans une langue qui semble empruntée aux poèmes de sa tante. Il est plus richement escorté dans son agonie que Louis XIV dont les serviteurs aboyaient le nom pour faire cesser à son approche le caquetage des courtisans. Un ange en livrée d'air clame dans l'invisible la bonté de l'enfant en lui ouvrant une à une toutes les portes du ciel, jusqu'à la chambre d'or. Le corps vidé de son âme n'est plus qu'une poupée de chiffon. Commence l'inutile et rassurant affairement du deuil. Ecœurée par l'odeur des désinfectants, Emily regagne son logis à trois heures du matin, vomit, ne peut plus reprendre la veillée funèbre et reste au lit, le crâne baignant dans le feu d'une migraine.

 

Le journal local, Amherst Record, deux semaines après l'enterrement, fait le portrait d'un petit saint à vélo qui, traversant le village, accostait chaque passant pour lui parler avec gravité. Les adultes qui le rencontraient se portaient d'instinct « au plus haut d'eux-mêmes », faisant prendre l'air à leur âme du dimanche, celle qui ne sort presque jamais.

 

Il n'y a pas de saint sans quelque secrète délinquance. L'enfant aimait voler des roses dans le jardin de sa tante. Emily, découvrant un jour la trace de ses pas dans une plate-bande, emprunta à Dieu son humour et à son père ses manières de juriste : elle alla discrètement chercher les bottes de l'enfant, les cira, les posa sur un plateau d'argent, les remplit de fleurs fraîches et fit porter le tout au cambrioleur des roses, dans la maison voisine, avec sa carte de visite.

 

En mourant le petit Gilbert s'est agrippé à l'âme d'Emily comme pour ralentir une chute on s'accroche à une nappe, renversant ce qui se trouve sur la table. Toutes les joies d'Emily sont tombées.

 

« Chacun de nous prend le paradis dans son corps ou l'en retire, car chacun de nous possède le talent de vivre. » Mais le talent n'est que courage. Tout s'arrache désormais à un silence de plus en plus épais. De sa mère, Emily dit qu'en mourant elle lui a « filé entre les doigts » comme un flocon de neige pour rejoindre « la rafale appelée infini ». Cette rafale entre dans la chambre d'Emily de son vivant : son écriture manuscrite devient de plus en plus aérée, zébrée de vide. Le pied-de-biche de la blancheur écarte les mots puis les lettres entre les mots. La mort du juge Lord quelques mois après celle du petit Gilbert parfait ce vide. En lui arrachant ceux qu'elle aimait, Dieu a mis dans l'âme d'Emily des toxines dont elle ne sait ni ne veut se défaire. Une dépression arrive, une maladie des reins se déclare. La dame blanche fait face à la nuit noire, « assise, dit Susan, dans la lumière de son propre feu ». Elle retire, de son corps, le paradis.

La dame blanche
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